« C’est celui avec la cravate rouge. » dit Everly à voix basse en désignant très subtilement un homme d’un léger signe de tête en direction du bar. Sandrine suivi des yeux, dissimulés derrière ses grandes lunettes soleil de grand designer, et posa finalement son regard sur l’homme âgé d’une cinquantaine d’années. Le grand chapeau qu’elle portait attirait inévitablement l’attention sur elle, mais il lui servait plutôt de déguisement ou, en tout cas, de protection pour ne pas être reconnue. Elle et sa sœur ne devaient pas être vues ensemble, surtout pas par leur prochaine ‘victime’. « Tu es sûre qu’il est riche? On dirait qu’il a acheté ses chaussures chez Wal-Mart.» répliqua Sandrine, en retournant son attention vers sa sœur qui, visiblement d’après l’expression sévère sur son visage, n’entendait pas à rire. « Il est propriétaire de la marina. Il vaut une vraie petite mine d’or… » Expliqua la blonde, pour faire comprendre à sa sœur qu’elle était une professionnelle. « D’ailleurs, c’est le temps du premier contact. Mon maquillage est impeccable? » Demanda-t-elle à Sandrine alors qu’elle passait ses index aux commissures de ses lèvres pour enlever des traces de rouges à lèvres qui n’existaient pas. « Oui, parfaite. » répliqua la brunette en prenant son verre sur la table et le vidant par la suite d’une seule gorgée. « On se revoit ce soir à la chambre d’hôtel. » continua-t-elle. Elle se leva, laissa quelques billets sur la table pour payer sa consommation et partie au même moment que sa sœur se dirigeait vers le comptoir du bar, d’une démarche presque féline sur leur proie.


« Excusez-moi? Vous être bien Richard Berry, le propriétaire? » Interrogea Sandrine, sachant très bien qui était l’homme. C’était l’homme à la cravate rouge, excepté que cette fois-ci il portait une chemise légère de coton et des bermudas assorties. Quelques gouttes de sueur perlant sur son front, la journée était magnifique et le soleil chaud. Ce n’était pas Sandrine, en fait. C’était Yeva Dostoevsky, sa fausse identité d’origine russe. Elle utilisait l’accent qu’elle métrisait – à force de l’avoir employé. ‘Yeva’ se tenait derrière lui, accroupi sur le quai à bien serrer la corde qui maintenait le luxueux yacht immobile, le vent faisait virevolter sa robe d’été blanche qui mettait en valeur sa peau basanée et ses cheveux bouclés suivaient le même mouvement que le tissu. La tenue avait été élaborée selon les goûts de Richard d’après ce qu’avait observé Everly qui, comme prévu, avait réussi à le mettre dans sa poche. C’était sa spécialité : charmer les hommes sans qu’ils ne devinent qu’elle n’en avait qu’après leur argent. Ils se fréquentaient depuis maintenant trois semaines et la blonde pensait qu’elle enfilerait bientôt la bague à son doigt. « Ou…Oui. Que puis-je faire pour vous mademoiselle … ? » Bégaya-t-il alors que ses yeux parcourait sa silhouette, littéralement de ses pieds à sa tête. Il se releva et s’empressa de saisir la main que lui offrait Sandrine pour la porter à ses lèvres. « Dostoevsky. Mademoiselle Dostoevsky. » Répondit-elle, toujours avec son accent russe. « Moi être à la recherche d’emploi. Connaître beaucoup de choses sur bateaux et savoir faire plaisir à patron… ». Quelques quinzaines de minutes plus tard (ainsi que mordillements de lèvre et regards langoureux plus tard) Sandrine avait le job. Elle marchait le long du quai, s’éloignant de mr. Berry, et plongea sa main dans son sac à main pour y attraper son cellulaire. Composition rapide #1 : la chambre d’hôtel où devait attendre sa sœur. Écoutant la sonnerie, elle tourna la tête pour jeter LE dernier regard. Comme prévu, Richard regardait toujours en sa direction et ne manqua pas de lui envoyer la main. « Sandrine ? » demanda aussi Everly en décrochant le téléphone. « Le poisson a mordu à l'hameçon. »


Un mois plus tard, Everly avait la bague au doigt. Sandrine – enfin Yeva – avait même été invitée au mariage, assise du côté de la famille et des amis du marié, bien entendu. Malgré qu’elle puisse agir comme si elle ne se souvenait plus du nombre de mariage qu’elle avait eu jusqu’à maintenant, Sandrine savait que son ainée mentait. C’était son septième. Sandrine n’avait jamais eu à se marier. Pas encore, du moins. Apparemment qu’elle se prêtait plus au rôle de la diablesse, de la tentatrice que celle de la bonne petite épouse qui, malgré qu’elle ait trente ou quarante ans de moins, vous aime d’un amour véritable et passionnel au lieu d’aimer votre argent. Sandrine ne s’en plaignait pas tellement. Bien sûr, c’est elle qui devait passer la majorité de son temps enfermée dans la suite d’hôtel, pendant des mois parfois – si l’homme était moins rapide en affaires – et c’est elle qui se privait des soirées mondaines, des jolis bijoux en cristaux Swarovsky et des belles robes de Valentino. Mais c’était également elle qui n’avait pas à vraiment coucher avec leurs victimes, c’était elle qui pourrait, si elle le voulait, se marier un jour et vivre un mariage véridique et non une arnaque.

Comme tous les jours, sauf les lundis et mardis – journées de congé – elle se rendait sur le quai, à la Marina, pour travailler. Enfin, Sandrine ne travaillait pas tellement. Elle profitait du confort des yatchs et, lorsque son patron arrivait, elle faisait mine d’astiquer (sensuellement) ce qui lui tombait sous la main. Seulement, ce jour-là ce serait différent. C’était le jour J, si on veut. Le moment le plus important de toute l’opération Arnaque. C’était le jour où il succomberait à ses charmes et où, par quel malheur!, Everly (répondant au nom de Janet Jones-Berry pour son mari et sa belle-famille) arriverait et où, Ô grand malheur, elle trouverait son mari dans les bras d’une autre. « Oh, malheur! Monsieur Berry, mon pendant d’oreille être tombé! Avoir très grande valeur sentimentale, avoir été donné par ma mère sur lit de mort! » Mentait-elle alors qu’elle enfouissait son visage dans ses mains, en laissant de gros sanglots lui secouer les épaules. « Ne vous inquiétez pas, Yeva. Nous allons les retrouver! … Elles ne doivent pas être très loin. » Lui dit-il pour la rassurer. « Boucle d’oreille peut-être tombée dans votre bureau? » dit-elle avec son accent russe. Sandrine se pencha sous le bureau de son patron, où il était assis. Il vint la rejoindre rapidement et, après quelques secondes, il trouva sans peine la boucle d’oreille qu’avait placée Everly plus tôt dans la journée alors qu’elle était venue voir son cher mari pour lui montrer ses achats de chez Victoria’s Secret. « Oh! Vous être merveilleux… Comment vous remercier? » Demanda-t-elle au mari de sa sœur, en déposant sa main par-dessus la sienne, leurs visages à quelques centimètres seulement. Il succomba à la tentation, la vue de choix sur le décolleté plongeant de ‘Yeva’ aidant. Il coucha son employé sur son bureau, repoussant du revers de son bras tout ce qui s’y trouvait, en voyant au sol les papiers et crayon, incluant le cadre de lui et sa femme lors du grand jour qui l’occupaient. La tête à l’envers, Sandrine espérait silencieusement voir l’entrée théâtrale de sa grande sœur au plus vite. Comme si Everly avait entendu les prières de sa sœur, aussitôt que son mari eut laissé tomber ses bermudas à ses chevilles, la magnifique blonde fit son entrée. « Chéri, regarde-ce que j’ai trouvé pour décorer to… ESPÈCE DE PORC! » Rugit-elle, jouant à perfection la rage. Sandrine se releva rapidement, jouant son rôle, en mettant les mains devant elle, pour calmer la femme en colère en répétant qu’il ne s’agissait que d’une erreur, qu’il ne s’était rien passé. Pas encore, du moins. Richard était triste à voir, implorant le pardon de sa bien-aimée, se faisant insulter à tour de bras. Quelques jours plus tard, Janet Jones et Richard Berry n’étaient plus mariés et ce dernier avait versé la généreuse somme de trois-cent-mille dollars, pour quelques jours de vie commune à peine, à son ex-femme, en l’implorant une dernière fois de lui pardonner son faux-pas.


Elle en avait marre. Depuis les derniers coups qu’elle le disait, elle le disait à Everly qu’elle n’aimait plus arnaquer, qu’elle n’arrivait plus à se regarder dans un miroir sans avoir le goût de vomir. Chaque fois, son ainée la rassurait en lui disant que ça allait passer, qu’elles pourraient s’échanger les rôles, la prochaine fois. Qu’elle n’aurait plus à rester cloîtrer dans la suite de l’hôtel pendant des mois et de jouer la salope. L’idée de devoir se marier à un vieux pervers la repoussait encore plus de prendre part à ses petits ‘jeux’ à nouveau. La goutte qui a fait déborder le vase a sans doute été quand elles ont fait un arrêt dans une boutique à Boston pour s’acheter quelques nouvelles tenues. « Je ne suis pas convaincue de la couleur… L’autre couleur offerte ferait sans doute plus ressortir tes yeu—MAIS QU’EST-CE QUE TU FAIS? LÂCHE-MOI, BORDEL! » Everly lui avait sauté dessus, les faisant tomber au sol, Sandrine en dessous. Lui ébouriffant les cheveux pour donner l’impression qu’elle les tirait, elle serra les dents et dit, sans remuer les lèvres : « Doug est là, il nous a vues. Joue le jeu. ». En effet, quelques instants plus tard, parmi les cris des employées du magasin qui ne savaient visiblement pas comment gérer la situation, Sandrine reconnu la voix de Doug, un type dans la soixantaine – un vrai pervers. Elle avait joué le rôle de la domestique. « Espèce de salope! » lui cria Everly en lui assenant un coup de poing. Cette fois-ci, Everly semblait s’être laissée emporter par les émotions, car son coup n’avait rien de simulé. Tout comme l’œil au beurre noir qui s’était tracé sous l’œil de Sandrine à la suite de cet incident. Elles avaient passé près d’être démasquées. Sandrine su que c’était terminé pour elle à ce moment là. Sa sœur était partie avec Doug, en larmes. Pour les larmes, elle était vraiment la meilleure. Sandrine, elle, prit sa voiture et embarqua sur la route, sans trop savoir où elle se dirigeait. Loin de sa sœur, en tout cas. Elle passa trois jours sur la route, à dormir dans des petits hôtels, à ignorer les appels incessants de sa sœur, à chercher un sens à sa vie. Elle décida de se rendre jusqu’en Floride, là où elle avait grandit. Peut-être que se rapprocher de ses mamans lui ferait du bien, que ça lui remettrait les idées claires. Elles lui avaient souvent dit que sa sœur avait une mauvaise influence sur elle, qu’elle se laissait convaincre de prendre part à ses mauvaises idées ou à ses plans. Elles avaient raison, ça avait toujours été le cas. Ce l’était lorsqu’elles étaient enfants, lorsqu’elles furent adolescentes et aussi alors qu’elles étaient des adultes. Mais plus maintenant.

Sandrine décida de s’établir à Miami. Elle avait trouvé un emploi comme barmaid et recevait quelques contrats comme photographe. Elle ne touchait pas à l’argent qu’elle avait gagné avec sa sœur, il dormait dans un coffre à la banque. Elle voulait commencer sa vie, réellement pour cette fois. Elle voulait pouvoir utiliser son nom, son vrai nom, et gagner son argent pour subvenir à ses besoins au lieu d’en ‘voler’. Sandrine se débrouillait plutôt bien à mettre de côté cette ancienne double-vie et elle ne pensait pas voir sa sœur débarquer de sitôt, ayant fait promettre à ses mères de ne pas lui dire où elle se trouvait. Elle aurait dû savoir qu’elles ne mentiraient pas à leur progéniture…